Les statues de la fonderie Thiébaut et l’Algérie

Par Luc Thiébaut,18 octobre 2024, 

En Algérie plusieurs statues fondues par Victor Thiébaut puis ses fils font partie du patrimoine algérien.

Certaines trônent encore au centre de villes comme Oran (la « Femme ailée » sur la Place d’Armes) et Jijel (« Pêcheur raccommodant son filet », face à l’Hôtel de Ville). D’autres ont été déplacées : à Constantine vers le musée (où est bien visible le « Mime dompteur ») ; à Biskra vers la périphérie : « Monseigneur de la Vigerie ». D’autres ont été rapatriées en 1962 : « Thiers » de Annaba à Saint-Savin ; le « Maréchal Valée », de Constantine à Brienne-le-Château ; le « Sergent Blandan » de Boufarik à Nancy. Enfin, sans avoir jamais quitté la France, plusieurs bronzes de la fonderie Thiébaut rappellent nos liens avec l’Algérie.        

 

Avant de se faire connaitre dans la deuxième moitié du XIXème siècle par ces statues érigées dans de nombreux pays, la fonderie Thiébaut, sous la direction de Floréal Thiébaut, fabriquait, à Paris, d’autres objets en bronze. Ainsi, en rapport avec l’Algérie, la frégate l’Isly (du nom de la victoire remportée récemment sur les Marocains alliés à Abdelkader) était dotée, pour la cage de son hélice d’une pièce de bronze, pour laquelle « Thiébaut et fils" (Floréal et Victor) reçurent en 1849 un « rappel de médaille d'or ».

La fonderie Thiébaut se spécialisa à partir de 1851 dans les bronzes d’art, notamment dans les œuvres artistiques monumentales jusqu’à sa fermeture au début du XXème siècle.

 

En Algérie, celles des statues qui représentaient des militaires et acteurs de la conquête coloniale ont été « rapatriées » en France en 1962 depuis Boufarik, Annaba et Constantine, avec leur « consœurs » issues d’autres fonderies ou d’autres matière que le bronze.

D’autres, moins « marquées » politiquement, sont restées à Oran, Biskra, Constantine et Jijel, où elles sont intégrées, et chaque jour plus, dans le patrimoine national algérien.

 

Nous listons ces statues, sans être sûr de l’exhaustivité, en commençant par celles qui ont été moins modifiées, notamment quant à leur emplacement en Algérie et en finissant par celles qui ont été rapatriées ou sont restées en France.

 

Statues « Thiébaut » toujours en Algérie

 

A Jijel (Djidjelli), le « Pêcheur raccommodant son filet » (par Guglielmo sculpteur ; Thiébaut fondeur, 1888) est resté, face à la mer sur la place de l’Hôtel de Ville. Statue offerte à la ville de Djidjelli par la ville de Marseille en 1908, sa patrimonialisation algérienne a été renforcée par l’indignation des Jijeliens après la balle tirée sur elle, après le cessez-le feu, par un « marsien », « résistant » de la 25ème heure et digne successeur de Tartarin ! Elle pèse, sortie atelier, 230 kg et fut facture 2000 F !

 

A Oran, la « Femme ailée » (par Dalou sculpteur ; Thiébaut fondeur, 1898) trône toujours au centre de la Place du 1er novembre (ex Place d’Armes), au sommet du Monument qui comporte, aujourd’hui, en bas-relief, le buste de l’émir Abd-el-Kader (autrefois, monument de Sidi Brahim). Ce monument érigé à la gloire des soldats français de la « conquête » morts à Sidi Brahim, fut donc converti en hommage à leur vainqueur en en conservant la statue faîtière … et féminine.

Cette statue oranaise de « La femme ailée » a une place importante en Algérie, par exemple dans la BD « Demain Inch’Allah » de Sofiane Belaskri (Editions Z-Link, 2014), et dans la mémoire Pied-Noir : le film « un balcon sur la mer » de Nicole Garcia (2010).

 

 

A Constantine, le « Mime dompteur » (par Schoeunewerke sculpteur ; Thiébaut fondeur, 1879)[i] a quitté le « square de la République » pour être exposé au Musée national Cirta, dans son jardin extérieur.

« Le « Mime dompteur, groupe de M. Schœnewerke est une sculpture large et vigoureuse, d’un caractère bien français. Quelle puissance de vie en cet homme accroupi qui menace d’une mince baguette une panthère rampant à ses pieds ! On sent que l’homme est maître de la bête. » (Salon de 1877, Revue des Deux Mondes, 1877, tome 21)

 

 

A Biskra, « Monseigneur de la Vigerie » (par Falguière sculpteur ; Thiébaut fondeur, 1899) [ii] après avoir trôné plus de 60 ans au centre-ville, « près du casino, presqu’en face de la rue des Ouled-Naïls », fut déplacée, selon les souhaits des autorités catholiques [iii], après l’indépendance, au cimetière chrétien puis au jardin Landon et enfin, posée sans indications au parc technique de la mairie de Biskra sur un socle en béton à côté d'une autre statue (blanche). Elle a été « désarmée » de sa croix.

 

 Statues « Thiébaut » rapatriées d’Algérie

 

Depuis Constantine, le Maréchal Valée [iv] (par Crauk sculpteur ; Thiébaut fondeur, 1863)

 a été rapatriée sur la Place Bonvalot de Brienne-le Château (Aube) [v] où il est né en 1773.

 La statue comporte, aux pieds de Valée, le boulet qui frappa Constantine le 13 octobre 1837 et qui occasionna la célèbre « Brèche », dont la place centrale de Constantine porte encore le nom.

 

Depuis Annaba (Bône [vi]), la statue de Thiers (par Ernest Guilbert, sculpteur ; Thiébaut fondeur, 1880) a été rapatriée à Saint-Savin (Vienne).

La statue de Bône était le deuxième exemplaire de la statue de Thiers (par les mêmes Ernest Guilbert, sculpteur et Thiébaut, fondeur, 1879) commandée par Nancy où elle sera d’abord place Thiers puis au Musée Lorrain. Restons à Nancy.

 

Depuis Boufarik, le Sergent Blandan (par Gauthier, sculpteur ; Thiébaut fondeur, 1887)

a été rapatriée à Nancy en 1963 dans la caserne Thiry et déplacée le 7 avril 1990 au début de la rue Sergent Blandan, proche de l'avenue Leclerc.

Haute de 3,36 m, pesant 1171 kg (plus 304,50 de bas-reliefs), elle a été livrée par Thiébaut avec deux bas-reliefs et un médaillon du colonel Trumelet. Ce médaillon n’a pas été facturé, alors que statue et bas-reliefs ont été facturés : 7815 + 1685 F (« Feuilles de prix de revient ») !

 

 

Bronzes « Thiébaut » en lien avec l’Algérie

Plusieurs bronzes représentant des sujets liés à l’Algérie ont été fondus par Thiébaut et sont restés en France. Nous nous limiterons à Paris, territoire qui a été prospecté par Georges Thiébaut dans les années 1970.

Au Père Lachaise, monuments funéraires de personnages liés à l’Algérie ornés de bronzes « Thiébaut » : un portrait en bas-relief d’Alphonse Daudet, (par Falguière, sculpteur ; Thiébaut fondeur) ; le buste du Général Félix de Wimpffen[vii],  (par F. Richard, sculpteur ; Thiébaut fondeur)

 

A l’Hôtel de Ville, la « Porteuse d'eau » (de Turcan, sculpteur ; Thiébaut fondeur ;1883) symbolise « L’Afrique » et sert de torchère. La statue représente une femme arabo-berbère, au buste nu, avec un sabre dans la ceinture, et un enfant à ses côtés.

 

La statue de La Défense (éponyme du quartier, Puteaux) (par L.-E. Barrias, sculpteur ; Thiébaut fondeur ; 1883) « a été le point de rendez-vous des Algériens, le 17 octobre 1961 » (Leila Sebbar ; La Seine était rouge. Paris, octobre 1961, éd. Thierry Magnier, 1999)

 

La statue de la République (par Léopold Morice sculpteur ; Thiébaut fondeur ; 1883), a vu se réunir, Place de la République, de nombreux rassemblements liés à l’Algérie que ce soit le discours de De Gaulle le 4 septembre 1958 ou plusieurs rassemblements pour le Hirak jusqu’en 2024.

 

bibliographie,

Alain Amato, Monuments en exil, Éditions de l'Atlanthrope - Paris. 1979

Luc Thiébaut, « Un Algérien amateur : itinéraire d’un Algéromane », 2017

 

[i] Après avoir été au Salon (Paris) de 1877, commandée par la Mairie de Constantine qui la reçue « en dépôt le 24/06/1879 » et l’installa « square de la République » à Constantine.

Est-ce le symbole de l’Algérie « qui ne saurait être domptée par le recours à la force » de la répression anti-Hirak comme l’écrivait El Watan en mai 2021 ou celui de la colonisation domptant l’Algérie un siècle et demi auparavant ?

 

[ii] La statue de Lavigerie mesurait 3,95 m, pesait 2047 kg, quand elle fut fondue en 1899 par Victor Thiébaut qui la factura 9000 F ! Le plâtre par Falguière à partir duquel elle fut fondue, est au musée des Augustins à Toulouse.

Il existe d’autres statues en bronze du Cardinal Lavigerie : la même statue (par Falguière ; Thiébaut fondeur) que celle de Biskra est à Bayonne, sur la grande « place du Réduit ». D’autres statues en bronze représentent le Cardinal Lavigerie : l’une était à Tunis (peut-être Thiébaut) ; l’autre trône toujours sur le parvis de Notre Dame d’Afrique à Alger, mais n’est pas de Thiébaut.

Voici ce qu’écrivait il y a un siècle le Touring Club de France (L’Algérie (Alger-Constantine-Oran), collection « Sites et monuments, à la France », 1902, 207 p. préface de O. Reclus) : « C’est au cardinal Lavigerie que Biskra doit sa prospérité et le rang que tient cette oasis parmi les stations hivernales. Aussi, dans un des jardins de la ville, lui a-t-on élevé une statue de bronze qui, il faut l’avouer, n’est pas très décorative et cadre mal avec le paysage qui l’environne. » et « Près du casino, presqu’en face de la rue des Ouled-Naïls, se trouve (ironie du sort) le jardin Lavigerie, orné de la statue du célèbre cardinal, qui fut le véritable fondateur de Biskra. ».

 

[iii] « Parce que les statues érigées à sa mémoire, en plusieurs endroits du Maghreb – et dans le style d’une époque révolue risquaient de prendre cette signification [« défi à la sensibilité musulmane qui aujourd’hui encore, dénonce la personne et le rôle de Lavigerie »] que les autorités catholiques, elles-mêmes, souhaitèrent qu’elles soient retirées et transférées ailleurs ». p 193 de M-J Dor & J. Fisset, Pères Blancs et Sœurs Blanches, Tunisie et Algérie, in :  Henri Teissier (dir) ; Histoire des chrétiens d’Afrique du nord, Declée, 1991, 313 p)

 

[iv]  Le Maréchal Valée « succéda à Damrémont à la tête de l’armée d’Afrique (1837), occupa Constantine (octobre 1837) devint gouverneur de l’Algérie et fut fait maréchal de France. En 1840, il fut remplacé par Bugeaud » (Dictionnaire Robert, 1992)

 

[v] L’Office du tourisme de Brienne-le-Château, en s’excusant du « peu d’information dont nous disposons vis à vis de la statue du Maréchal Valée » m’envoie le 8 juin 2001 copie d’un article de 2/3 de page paru dans un bulletin municipal récent :

« mesure 2,80 m sur le socle à droite figure un boulet, à gauche, la gueule d’un canon sur laquelle est posée un parchemin où l’on peut lite « Constantine 13 octobre 1837 et transformation du matériel de l’artillerie ». La statue arrive à Constantine en 1866, la municipalité de la ville choisit comme emplacement pour la statue le square dit « numéro 1 qui devient le square Valée ». L’inauguration eu lieu le 28 octobre 1866. Durant 96 ans la statue du Maréchal Valée contemplera un jardin public de Constantine. De retour en France grâce à l’initiative du Général Brunet, c’est le 7 juin 1964 que fut inaugurée la statue du Maréchal Valée sur son nouvel emplacement »

 

[vi] Le nom de « Bône », même s’il a été remplacé, à l’indépendance par « Annaba », n’est pas un toponyme colonial. Pour la plupart, ces derniers ont été remplacés, surtout quand ils incarnaient la « conquête » (« Philippeville », « Bugeaud »). Plusieurs vivent encore dans le parler courant (« Michelet ») et même sur des panneaux routiers récents (« Condorcet », كوندوري sans le « ex -» qui figure dans la version française).

« Bône » est la francisation de l’arabe « Bouna », arabisation de Hippone qui lui-même vient du phénicien Ippo ou Ibbo (« enceinte fortifiée », et non du grec « écurie)

« Bône », « Bouna » survit dans la toponymie annabienne (Lalla Bouna) et dans le nom du groupe soufi annabi « Ichrak Bona ».

 

[vii] Le baron Emmanuel Félix de Wimpffen, 1811-1884, participa à la conquête de l’Algérie où il commandait encore la province d'Oran quand il fut appelé d’urgence contre la Prusse et signa la capitulation de Sedan.

 

 

 

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